Dans les établissements sanitaires et médico-sociaux, le travail a progressivement évolué vers de nouvelles missions générées par l’usage d’outils numériques, dans le but de faciliter les parcours de soin des patients (selon les discours officiels). Ces missions, réparties entre différents professionnels, visent notamment à produire et organiser un certain nombre de données (administratives, de santé, personnelles, techniques et logistiques, etc.) permettant à des professionnels d’une même équipe, d’un même établissement ou d’un même territoire de tracer leur activité et de communiquer de façon plus efficace et plus précise sur les parcours de soin des patient.es.
Au cœur de ces évolutions techniques, le Dossier Patient Informatisé ou Dossier Usager Informatisé (DPI/DUI)[1] centralise bon nombre de questions, d’espoirs et de craintes auxquels sont associés d’autres outils numériques déployés pour améliorer certains pans spécifiques de l’activité de soin (outils de télémédecine, messageries sécurisées, organisation de prise de médicaments, outils de retranscription de documents médicaux, etc.).
L’une des promesses annoncées des nouvelles technologiques numériques dans le champ de santé est le gain de temps dans les tâches administratives et une meilleure coordination entre professionnels, au profit de la relation directe aux patients.
Cependant, ce qui est observé sur le terrain tend à montrer que ces outils ne sont pas pensés pour soutenir l’ensemble de l’activité de coordination nécessaire aux parcours de soin. Ce qui a pour effet de démultiplier les modes et supports de coordination (numériques, papier et oraux) et de transformer le gain de temps espéré en charge de travail administratif décuplé dans beaucoup de situations. Cela met les professionnels face à des choix difficiles entre impératifs administratifs et obligation de soin envers les patients.
Le recueil et la production de données ne constituent qu’une partie du travail relatif aux outils numériques : la plus grande partie se situe dans la gestion de la circulation de ces données et leur transformation en informations utiles à la coordination autour de l’activité de soin entre différents professionnels, établissements et patients.
Cette mise en circulation des données n’est pas toujours simple : • L’organisation hiérarchique des équipes de soin amène à une gestion différenciée des accès aux données, dont certaines sont utiles à la réalisation du travail et à la coordination entre professionnels : l’accès aux données n’est plus simplement un enjeu juridique mais aussi une problématique managériale. • Le manque de transparence sur le fonctionnement des systèmes d’information amène les professionnels à alimenter des logiciels en informations dont ils ne connaissent ni la destination, ni l’usage final : cette connaissance partielle génère tant des interrogations sur la fiabilité des données saisies, que des transmissions « doublonnées » (DPI et mail par exemple) pour assurer leur accès aux destinataires. • Entre sécurisation des données et pratique effective du soin, de nombreuses tensions se développent obligeant à « rematérialiser » les données : zones blanches, crainte de pannes, impossibilité de mise à jour en temps réel des logiciels, etc. Elles amènent à doubler en papier les documents nécessaires à l’activité de soin. • Les dispositifs numériques ne fonctionnent pas de façon autonome et exigent un travail de coordination continu à différentes échelles pour organisation leur usage et pour organiser leur cohabitation avec d’autres supports d’informations. Ainsi, les outils numériques font l’objet d’usages détournés en fonction des besoins des professionnels et des établissements, et sont coordonnées via des processus informels. • Du point de vue des patients, ces outils numériques et leur accès restent un angle mort : on constate donc qu’un grand nombre de documents sont encore imprimés pour être transmis aux patients. • Derrière la coordination de l’activité dans et entre les établissements, l’interopérabilité est souvent posée comme une condition de réussite. Or, cette interopérabilité suppose une uniformisation des langages tant professionnels que techniques et cela se heurte à de nombreuses difficultés : des enjeux techniques, juridiques (protection des données et secret professionnel) et socio-organisationnels qui risqueraient de mener à une standardisation du travail pour répondre aux exigences des outils numériques.
Le soin est redéfini par les technologies numériques qui reconfigurent l’activité, non pas parce que le numérique est nouveau et innovant, mais parce que les processus organisationnels et juridiques que nécessitent sa mise en place défient le soin tel qu’il est pensé et organisé. Les formes numérisées du travail administratif semblent donc (ré-)interroger la définition du soin et les frontières entre les différentes professions : ce qu’ils peuvent renseigner ou non, partager ou non, selon quels critères, etc. Ces débats ont des répercussions directes sur le travail : les flous organisationnels et juridiques entraînent la modification des pratiques d’écriture tant dans leur contenu que dans leur forme, et mènent à un lissage rédactionnel source d’empêchements pour les professionnel.les et leur coordination.
[1] Le DPI/DUI est un type de logiciel professionnel (progiciel) permettant de centraliser les dossiers des patients ainsi que les outils d’organisation de l’activité professionnelle autour de chaque patient.